DeMeo et Carry [2014] font un bilan de nos connaissances sur la ceinture principale d'astéroïdes et résument ce que nous en avons appris sur le passé tumultueux de notre système solaire. Un bon moyen de sentir les acquis de l'exploration des petits corps depuis les 20 dernières années et de poser les questions scientifiques auxquelles devront répondre les missions futures.

Un vaste champ de débris

Dans mon précédent billet sur les émissions de vapeur d'eau autour de Cérès, je déplorais brièvement l'enseignement un peu étroit qu'on nous dispense au niveau scolaire sur la diversité du système solaire. L'article publié en janvier dans Nature de DeMeo et Carry [2014], et qui fait l'état des lieux de nos connaissances de la ceinture principale d'astéroïdes, est aussi un moyen de moderniser cette vision académique et archaïque d'un système peuplé de huit planètes en rang d'oignon derrière le Soleil.

La ceinture principale d'astéroïdes désigne un anneau de 150-200 millions de kilomètres de large entourant le Soleil, à mi-chemin entre les orbites de Mars et de Jupiter. Constitué de plusieurs millions de débris mesurant jusqu'à quelques kilomètres de diamètres, elle héberge également quelques corps plus massifs comme Vesta (525 km), Pallas (544 km), Hygée (407 km), et la planète naine Cérès (~900 km) qui, à elles quatre, représentent près de la moitié de la masse totale des objets de la ceinture. Celle-çi est elle-même divisée en plusieurs anneaux concentriques séparés par les fines "lacunes de Kirkwood" (figure çi-dessous) dessinées par des interactions gravitationnelles avec Jupiter.

Population de la ceinture principale d'astéroïdes]

Fig.1. La ceinture principale d'astéroïdes située entre l'orbite de la Terre (à 1 unité astronomique du Soleil) et de Jupiter (5,45 UA). Chaque point est un astéroïde placé verticalement suivant l'inclinaison de son plan orbital. Une couleur rouge/jaune indique une grande densité d'astéroïdes à cet endroit. La plupart des objets de la ceinture ont des orbites très elliptiques. Ici, la distance héliocentrique représente leur demi-grad axe. Les principales "régions" de la ceinture sont séparées par les "lacunes de Kirkwood". Adaptée de DeMeo et Carry [2014].

Une première théorie simpliste

Les auteurs de l'article nous rappellent d'abord ce que l'on pensait savoir de la ceinture d'astéroïdes dans les années 80. Les observations provenaient alors principalement de télescopes terrestres, ce qui a mené à une classification des astéroïdes en deux catégories: les "rougeâtres" et les "bleuâtres". Ces noms proviennent de variations de brillance à travers le spectre lumineux. Les astéroïdes "rougeâtres", plus chauds, tendaient à être plus brillants dans le visible que dans l'ultraviolet, alors que les "bleuâtres", plus froids, n'exhibaient pas de différences de luminosité dans ces domaines spectraux. Hormis quelques exceptions, les rougeâtres étaient surtout détectés dans la ceinture interne, plus proche du Soleil, et les bleuâtres dans la ceinture externe. Cette distribution assez simple a amené à penser un certain temps que la ceinture d'astéroïdes était le témoin rémanant et figé de la distribution des températures au sein du disque d'accrétion, ce nuage de poussières qui s'est aggloméré, il y a 4.6 milliards d'années, pour former les corps planétaires de notre système solaire actuel.

Remise en question grâce à l'exoplanétologie

Avec le temps, les modèles de formation du système solaire ont bien évolué. La découverte dans les années 90 des exoplanètes (ces planètes orbitant d'autres étoiles) en est grandement responsable. La stupéfiante diversité dans la configuration des exoplanètes autour de leur étoile centrale nécessitait d'ajouter dans la théorie classique d'évolution des systèmes solaires, des mouvements de migrations planétaires, c'est à dire des planètes qui, sous l'effet de différentes combinaisons gravitationnelles, changent d'orbite. Comme dans un jeu de billard, ces mouvements génèrent de grandes instabilités au sein de la population du système, très efficaces pour mélanger les corps plus petits. Si ce genre de modèle prévaut, on peut se demander pourquoi, dans notre propre système, les objets de la ceinture d'astéroïdes semblent, encore aujourd'hui, être répartis selon la structure qui prévalait aux premiers âges. Pourquoi n'est elle pas constituée d'objets plus hétéroclites, d'origines variées, résultant d'une évolution chahutée du système solaire ?

L'exploration des petits corps (planétésimaux)

La sonde japonnaide Hayabusa

Fig.2.En 2005, la mission japonaise Hayabusa récolte des échantillons de l'astéroïde 25143 Itokawa qu'elle raménera sur Terre en 2010. Vue d'artiste. Crédits: JAXA.

La réponse s'est construite progressivement grâce à différents programmes d'exploration. Au cours des années 1990-2000, l'observation et l'échantillonnage in-situ de plusieurs astéroïdes par des missions spatiales ainsi que le programme "Near-Earth Object" de la NASA (pour la détection d'objets pouvant heurter la Terre) nous révèlent la grande diversité des astéroïdes de la ceinture principale. Leurs compositions et leurs âges de formation ont parfois plus d'affinités avec les troyens (groupes d'astéroïdes sur l'orbite de Jupiter) ou bien encore avec la ceinture de Kuiper, dans les confins du système solaire. Mieux, les astéroïdes "rougeâtres" et "bleuâtres" de petites tailles semblent distribués de façon beaucoup plus homogène à travers toute la ceinture.

En réalité, tout cela ressemble à un énorme melting-polt d'objets de provenances variées, en totale contradiction avec le modèle fixiste des années 80. Ainsi, les quelques hétérogénéités détectées alors dans la ceinture d'astéroïdes n'était pas des exceptions, mais plutôt la règle. Cet exemple illustre en quoi une exploration toujours plus minutieuse, plus systématique, et au plus près, peut nous amener à revoir nos concepts et changer de paradigme.

Quid de l'évolution du système solaire ?

Tout cela, ce grand taux de mélange observé, il faut bien essayer de l'expliquer. En 2005, le modèle de Nice (car principalement établi par des chercheurs de l'observatoire de la Côte d'Azur) parvient à expliquer en partie la structure actuelle du système solaire au delà de l'orbite de Jupiter. Pour cela, le modèle s'inspire des nouvelles théories pour les exoplanètes en intégrant un mouvement de migration de l'orbite de Jupiter qui aurait perturbé la trajectoire des corps alentours il y a longtemps. Ce modèle prédit le "grand bombardement tardif". Cet événement, qui aurait eu lieu il y a 3.8 à 4.1 milliards d'années, est un moment de grande instabilité gravitationnelle qui aurait mené des réservoirs d'astéroïdes à rompre leur cohésion pour se répandre dans tout le système solaire, augmentant les probabilités d'impacts avec des corps planétaires.

Malgré son succès, le modèle de Nice n'explique pas la très grande diversité des corps que l'on rencontre dans la ceinture principale. En 2011, le modèle "Grand Tack" vient le compléter en proposant que Jupiter ait pu migrer très tôt, avant le "grand bombardement tardif", jusqu'à l'orbite actuelle de Mars puis de revenir là où nous la voyons aujourd'hui. Ce mouvement de va et vient d'un corps massif à travers la zone de la ceinture principale permet de rendre compte d'une partie de sa diversité actuelle.

Le modèle de Nice et le modèle Grand Tack]

Fig.3. Les différentes étapes chronologiques du modèle "Grand Tack" suivi par le modèle de Nice. Les points représentent les astéroïdes "rougeâtres" et "bleuâtres" qui étaient à l'origine distribués radialement dans le système solaire. Entre 0 et 600 millions d'années, la migration des orbites de Jupiter et Saturne déstabilise la gravitation des petits corps qui vont commencer à se mélanger. Peu de temps après, les orbites des planètes géantes rentrent en résonance, générant le "grand bombardement tardif". Cet enchaînement d'événements permet d'expliquer la structure du système solaire actuel et l'hétérogénéité de la ceinture principale. DeMeo et Carry [2014].

Le futur de la recherche ?

D'autres champs d'astéroïdes, comme les Hildas ou les Trojans à proximité de Jupiter, ont des caractéristiques biens distinctes de ceux de la ceinture principale que ne parviennent pas à expliquer les modèles de Nice et Grand Tack. Le futur de la recherche est de trouver de nouveaux éléments laissés ça et là dans le système solaire, témoignant de son passé, et qui permettront de réaffiner les modèles pour mieux comprendre l'évolution de notre système solaire. Alors que pour l'instant nous n'avons eu accès qu'aux caractéristiques de surface des astéroïdes, ces indices tant désirés se trouvent peut-être cachés à l'intérieur, dont la composition et la structure thermique retracent leur histoire. Recueillir de telles informations est, par exemple, l'un des objectifs de la sonde Dawn (NASA) qui livrera des résultats en 2015.

Quoiqu'il en soit, il semble que les mécanismes de migration planétaire, d'abord proposés pour expliquer les configurations des exoplanètes autour de leurs étoiles, aient joué un grand rôle. De façon intéressante, les connaissances que nous allons apprendre de l'évolution de notre propre système vont sûrement permettre, à leur tour, de contraindre les modèles de formation des exoplanètes. Car, comme le précise DeMeo et Carry dans leur article, si l'étude d'autres systèmes solaires à l'avantage du nombre, l'étude du nôtre à l'avantage du détail.

A découvrir sur le c@fé des sciences : Itokawa, un astéroïde cacahuète étonnant


DeMeo F. E., Carry B. (2014) "Solar System Evolution from compositionnal mapping of the asteroid belt". Nature 505, 629-633.

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